Hortense était une délicate femme aux longs cheveux cuivrés. Dans la ville où elle demeurait avec ses deux enfants, comme dans les contrées alentours, on la disait sorcière à cause de la flamboyance de sa chevelure. Assurément, elle ne l’était point mais ce fait tenait éloigner d’elle les hommes vils et sans foi et évitait à ses marmots les actes malveillants de leurs camarades. Elle préférait qu’on redoute sa famille plutôt qu’on la prenne en pitié. Car la vie d’Hortense ne s’était jamais écoulée comme l’eau douce d’un ruisseau. Très tôt, elle avait perdu son mari, le beau Roland, que la fièvre avait emporté. Mère de bessons1 aussi exaltés et enjoués que le sont les enfants à cet âge, Hortense essuyait refus sur refus lorsqu’elle se présentait à une place avec ces deux ptits bonhoumes sous le bras.

Finalement, elle avait trouvé un emploi chez le châtelain, en cuisine, et le couple en mal d’enfants qui assurait l’entretien des extérieurs du domaine, avait accepté de les lui prendre quand elle travaillait. La paye n’est pas bonne mais, de temps à autre, elle pouvait rapporter un peu des restes des repas fastueux donnés au château et cet à-côté était grandement apprécié par ses fils comme dans les comptes de la maisonnée. 

A l’aube de ses trente ans, Hortense était une mère épanouie et un marmiton dont les délices culinaires affriolaient les papilles des hôtes du château. Les choses allaient un peu trop bien… Lorsque le maître défunta, son fils et sa femme s’accaparèrent les rênes du domaine. Pour eux qui souhaitaient vivre grand train, il n’était question que de la grande ville, de ses boutiques luxueuses et de sa cuisine raffinée. Ils décrétèrent que le château devait être mis au goût du jour et ce, du sol au plafond. Ils remplacèrent, sans ménagement, les domestiques trop âgés (pourtant consciencieux) et firent le grand ménage dans les cuisines… Hortense et son fort tempérament n’y survécurent pas et, aux avents d’Nouël², elle se retrouva à la rue sans le sou avec deux bouches à nourrir. 

Elle se mit donc en chemin vers la « grande ville » tant vantée par les nouveaux châtelains… pour en revenir trois jours plus tard. Là-bas, tout était sale et malodorant. Les enfants allaient en haillons et les femmes de son âge, avec des enfants, vendaient leur beauté pour quelques sous. Elle prit donc ses bessons par la main, ramassa ses quelques biens et s’en retourna dans sa campagne. On accepta de lui louer une maisonnette contre son travail à la ferme voisine. Elle s’occupait des chèvres, faisait un fromage caillé de leur lait qu’elle vendait, sur la place de l’église, les jours de marché et rendait de menus services aux propriétaires des lieux qui avaient sous leur coupe plusieurs familles aux médiocres ressources. La vie reprit donc pour Hortense, Gaspard et Gustave, une vie faite de privations et de jours sans pain. La nourriture se composait exclusivement de soupe, de légumes (choux-raves, haricots, pommes de terre) et de fromage. Point de viande ou de vin. Parfois, un peu de miel mais la denrée était plutôt sur la table des nobles. Quant au sucre, les bessons d’Hortense n’y avaient jamais goûté mais avaient vu ces cristaux d’une blancheur immaculée dans de gros pots en verre dans la cuisine du château… une sorte de neige éblouissante qui luisait comme un bijou que l’on voyait aux mains des grandes dames.

A quelques jours de Nau3, un froid jamais connu jusqu’alors déferla sur la région. La terre se trouva recouverte d’une épaisse couche de glace qu’il fallait casser à grands coups de pelle et de binette pour extraire les rares légumes qui avaient survécu. Dans les chaumières et autres locatures, des feux brûlaient modestement mais ils ne parvenaient pas à réchauffer les familles. Le soir venu, Hortense dormait avec ses bessons serrés contre elle, leurs petits pieds glacés à la recherche d’un coin plus chaud. Les poules ne claquettaient plus ; seules les chèvres protégées par leur épaisse toison ne souffraient pas des rigueurs de l’hiver. La veille de Nau, Hortense se rendit chez ses maîtres pour obtenir le panier à provision qu’elle touchait comme émolument pour sa besogne. Un bon feu brûlait dans l’âtre et une délicieuse odeur de salé envahissait la pièce. Alors que l’opulence régnait dans leur ferme et que rien ne leur manquait, les propriétaires ne furent guère plus généreux qu’à l’habitude. Avec son maigre butin, Hortense s’en retourna chez elle sachant très bien qu’elle ne pourrait rien offrir de mieux à ses enfants. Pas d’orange dont la belle couleur avait émerveillé leurs regards sur le marché la semaine dernière. Pas de bas-de-chausses à leur tricoter pour l’an nouveau. Rien sauf la soupe claire et salée aux légumes rares qu’ils ingéraient tous les jours de l’année. Une larme glissa sur sa joue qu’elle effaça rapidement avec un soupçon de rage contre elle-même.

Dès son retour à la maison, ses corvées achevées, elle se mit en devoir de préparer la meilleure soupe qui soit. Les bessons, désormais âgés d’une dizaine d’années, étaient allés chercher du bois et s’était mis en quête de la fameuse cosse. Elle brûlerait toute la nuit et, au petit matin, on la glisserait sous le lit familial. Si la tempête éclatait dans l’année, on en jetterait un morceau dans le feu et, ainsi, la maisonnée serait protégée du feu du temps4.  

Hortense déposa tous les ingrédients dont elle disposa sur sa table de bois et se mit à l’ouvrage. Dans sa poitrine, son cœur battait au rythme de ses souvenirs d’enfance, des bonheurs que lui procuraient ses enfants et de l’amour de son époux. Elle n’avait rien mais son amour, sa fierté, son enthousiasme se mêlèrent aux quelques légumes, aux trois œufs, à la cannelle et au fromage caillé pour leur donner plus de goût, davantage de saveurs, les relever d’un zeste de bonté et d’une cuillère de tendresse.Lorsque Gaspard et Gustave revinrent, elle les accueillit comme des rois. Elle avait relevé ses cheveux en un magnifique chignon cuivré et ôté son tablier pour le remplacer par sa robe du dimanche. Elle leur fit la révérence et les invita à entrer. Les enfants rirent des facéties de leur mère et allèrent déposer la cosse sur un duvet de brandons. Ils s’assirent tous les trois devant le feu et s’abîmèrent dans la contemplation des branchages qui s’embrasèrent et des flammes qui commencèrent à lécher la cosse de Nau. Serrés l’un contre l’autre, ils évoquèrent Roland, le mari et le père qu’ils aimaient tant. Leurs souvenirs étaient tantôt enjoués tantôt empreints d’une nostalgie, pourtant, sans regrets. Il avait traversé leurs vies comme un arc-en-ciel illumine un triste chemin de campagne et ils gardaient de lui l’image d’un homme robuste et bon qui avait réchauffé leurs cœurs d’un flot d’amour que rien ne pourrait tarir.

Lorsque Hortense les invita à rejoindre la table, elle fut surprise au-delà de tous mots. Là où se trouvaient auparavant écuelles et gobelets, reposaient à présent de véritables assiettes en faïence et des verres en cristal qu’ils n’avaient jamais vu ailleurs que sur la table des châtelains. A la place du bouillon, un délicieux velouté s’échappait en effluves boisées d’une soupière à tête de lion. A sa droite, un pâté en croûte dorée resplendissait tandis qu’à gauche, un gâteau au glaçage parfait attirait tous les regards. Gaspard et Gustave dévisagèrent leur mère un moment sans comprendre ; elle-même était perdue. Elle n’avait cuisiné qu’avec son cœur et voici que les plus délicieux plats qu’elle ait vus se trouvaient à présent sur sa table. L’étonnement passé, les bessons s’installèrent. Couteaux et fourchettes en main, ils étaient prêts à déguster ce festin inattendu.Dans l’âtre, un craquement plus sonore que les autres se fit entendre et Hortense jeta un coup d’œil vers le foyer. Des flammes couraient toujours autour de la cosse. Entre ombres et lumières, un visage se dessina alors. Un visage tant aimé qui lui souriait, lui fit un clin d’œil et disparut.

1 Jumeaux en patois berrichon
2 Au moment de l’avent
3 Noël
4 Foudre